Heureux qui comme Ulysse...
En ce qui concerne la qualité de son camaïeu de gris, Chongqing n’a rien à envier à Jinan. Gris le ciel, gris les gratte-ciel, grises les eaux du Yang Tsé Kiang. Comme Jinan, Chongqing semble mal rangée, comme si personne ne s’était vraiment préoccupé des détails et des finitions. Désordonnée.
La ressemblance s’arrête ici. Dans une certaine mesure, il m’en coûte de me l’avouer : Chongqing n’est pas Jinan. 30h de train et l’univers les séparent. Les chinois diront « centre de la Chine », juste pour le plaisir d’être pointilleux sur la géographie. Je serai plus franche : nous sommes au sud, et c’est un autre monde. Le nord et le sud de la Chine sont à des années lumières l’un de l’autre. L’accent rond devient pointu, le mot « pimenté » prend un tout autre sens et le mot « sécheresse » perd le sien. Le nordiste placidement ironique fait place au sudiste roublard et inquisiteur. Mais il y a plus que ça : quelque chose dans l’atmosphère. Comme si l’air ambiant était pimenté lui aussi. Comme si la chaleur et l’humidité interdisaient cette léthargie propre au nord.
Ce n’est pas nouveau : la Chine, mieux que quiconque, enseigne l’humilité (en deuxième position juste après une patience à toute épreuve). Après un an et demi passé à Jinan, je pensais la connaître. Eh bien non. Je connaissais le nord, rien de plus il s’avère. Chongqing est aussi différente de Jinan que l’était Yushu. Jusqu’ici, le sud était synonyme de voyage et remonter au nord signifiait rentrer à la maison. Aujourd’hui, les rôles sont inversés.
Alors voilà. Pour deux mois et demi, me voilà sudiste. Et en bon caméléon que je suis, je vais tenter d’oublier mon allégeance pour le nord (si tu relis bien
cette phrase, tu noteras que j’ai trop regardé Game of Thrones) et me glisser dans la peau des locaux. Je vais arrêter de mettre des 儿 à chaque coin de phrases et m’atteler dès à présent à prononcer des S à la place des SH. Je vais parfaire mon insensibilité au piment et mangeant toujours plus de huǒguǒ et de málàtāng. Je vais m’habituer à monter et descendre tous ces escaliers, faire abstraction de la chaleur, de l’humidité, de la touffeur qui imprègne la ville du fleuve.
Et si, début juillet, en partant pour Shanghai, j’ai l’impression de quitter mon chez moi, alors j’aurai gagné. Et j’aurai progressé encore un peu dans la création de cette Chine en patchwork : un pays où il y a des souvenirs partout, accroché les uns aux autres.
[Sur la première photo, vous pouvez voir les rives bucoliques du fleuve Jialing derrière le campus. Sur la deuxième photo, vous pouvez voir une petite ruelle du vieux bourg de Ciqikou, maintenant intégré à Chongqing.]
[Encart culturel : le titre de ce blog vient de la chanson Ramblin' Man, originellement de Hank Williams mais dont je préfère infiniment la reprise de Moriarty. L'histoire d'un homme qui, malgré tout ce qui le retient, ne peut pas s'empêcher de repartir. J'aime énormément cette chanson, elle me parle beaucoup.]